Tanzanie: Entre peur et résistance, Dar es Salaam s’enflamme après des élections contestées


Lorsque le jour s’est levé sur Dar es Salaam ce mercredi, nul n’imaginait que la capitale économique de la Tanzanie plongerait si vite dans le chaos. En quelques heures, les rues habituellement animées et bruyantes se sont transformées en scènes de confrontation, de fumée et de panique.

Le déclencheur est des élections présidentielles et législatives que beaucoup de Tanzaniens jugent dénuées de véritable concurrence.

À la mi-journée, la police tanzanienne avait imposé un couvre-feu illimité, évoquant des menaces à la sécurité.

Mais pour les habitants, cette mesure représente bien plus qu’une précaution: c’est le symbole d’un espace démocratique qui se rétrécit de jour en jour dans un pays autrefois cité comme modèle de stabilité régionale.

Les premières manifestations ont éclaté dans plusieurs quartiers de Dar es Salaam notamment à Kariakoo, Temeke et Kinondoni contre la présidente Samia Suluhu Hassan, première femme à diriger la Tanzanie, arrivée au pouvoir en 2021 à la suite du décès soudain de son prédécesseur, John Maguful

Alors que le gouvernement saluait des élections pacifiques et libres, les partis d’opposition dénonçaient une exclusion systématique de leurs candidats et de leurs partisans.

« Ce n’était pas une élection, c’était une mise en scène », déclare Elias Mbaga, membre du parti d’opposition CHADEMA, joint depuis un lieu tenu secret. « Nos candidats ont été disqualifiés, nos rassemblements interdits, nos voix muselées. Les gens sont descendus dans la rue parce qu’ils se sentent volés. »

Des témoins rapportent des affrontements violents comme gaz lacrymogènes, tirs de sommation, arrestations massives même si aucun bilan officiel n’a été communiqué.

Nous vivons dans la peur

Pour les habitants de Dar es Salaam, le couvre-feu a fait naître un mélange de peur et de colère. La métropole, qui compte plus de 5 millions d’habitants, repose sur un tissu économique informel petits commerces, transport et vie nocturne aujourd’hui totalement paralysé.

« On ne peut plus travailler, ni se déplacer, ni même parler », confie Asha Mtemvu, mère de trois enfants et vendeuse de fruits au marché d’Ilala. « Les soldats circulent avec leurs fusils, ils crient sur quiconque reste dehors. Ils disent que c’est pour notre sécurité…mais quelle sécurité quand tes enfants ont faim ? »

« J’ai voté pour l’espoir », ajoute Joseph Mkwanda, étudiant de 24 ans. « À la place, j’ai trouvé le silence. La présidente Samia devait incarner le changement. Aujourd’hui, elle reprend les mêmes méthodes que Magufuli. »

Lorsque Samia Suluhu Hassan a accédé au pouvoir en 2021, elle avait séduit aussi bien les Tanzaniens que la communauté internationale par son ton conciliant et ses promesses d’ouverture démocratique.

Elle avait rouvert des journaux interdits, autorisé les rassemblements de l’opposition et prôné le dialogue.

Mais selon les ONG de défense des droits humains, ces réformes se sont essoufflées voire inversées.

D’après Human Rights Watch, la Tanzanie connaît aujourd’hui « une recrudescence de l’intimidation politique », marquée par l’arrestation d’activistes, la censure de journalistes et la surveillance des réseaux sociaux.

Début 2025, au moins sept reporters ont été interrogés pour des publications jugées critiques envers des responsables gouvernementaux.

« Le gouvernement devient de plus en plus intolérant à la critique », analyse Dr Rehema Salum, politologue à l’Université de Dar es Salaam. « Ce que nous voyons aujourd’hui n’est pas un accident: c’est le résultat d’années de frustrations, de promesses non tenues et de perte de confiance dans les institutions. »

Le silence des rues

A la tombée de la nuit, Dar es Salaam ressemblait à une ville fantôme. Des camions militaires sillonnaient les grandes artères désertes, des barrages filtraient l’accès à l’aéroport et au port.

Des pannes d’électricité ont été signalées dans plusieurs quartiers, tandis que WhatsApp, X (anciennement Twitter) et Facebook devenaient difficilement accessibles, une stratégie déjà utilisée lors de crises politiques.

« Ils coupent Internet dès que le peuple commence à parler », témoigne Bakari Mwenda, conducteur de moto-taxi à Temeke. « C’est leur manière de nous faire taire. Mais on trouve toujours un moyen de se parler avec des VPN, avec des murmures. On ne peut pas bloquer une voix pour toujours. »

Dans les hôpitaux, la situation se complique: les ambulances sont ralenties par les contrôles militaires et certains centres de santé manquent de médicaments.

« Nous ne sommes pas en guerre, mais tout y ressemble », confie une infirmière de l’hôpital régional, sous couvert d’anonymat.

« Ce qui se passe à Dar es Salaam s’inscrit dans une tendance plus large », explique le professeur Leonard Mhando, historien spécialiste de l’Afrique de l’Est. « Les gouvernements consolident leur pouvoir, l’opposition s’affaiblit, et toute protestation est criminalisée. Le continent glisse à nouveau vers une politique de la peur. »

Entre espoir et désespoir

Malgré la peur, de nombreux Tanzaniens affirment vouloir poursuivre leur combat pacifiquement.

« Je ne suis pas militante », murmure Asha. « Je suis juste une mère qui veut que ses enfants grandissent dans un pays où dire la vérité n’est pas un crime. »

Dans les ruelles calmes de Dar es Salaam, on chuchote déjà sur les prochaines actions: une grève générale ou un appel à une médiation internationale.

Mais pour l’instant, les patrouilles de police et l’odeur persistante du gaz lacrymogène rappellent à chacun le prix du courage.

« On nous demande toujours de patienter », dit Joseph. « Mais la démocratie, ça ne s’attend pas. Ça se vit. »

Et maintenant ?

Jeudi matin, le gouvernement affirmait que la situation est sous contrôle et que le couvre-feu resterait en vigueur jusqu’à nouvel ordre.

L’opposition, elle, exige une enquête internationale sur les fraudes électorales et les abus commis contre les manifestants.

Pour beaucoup de Tanzaniens, la question dépasse les urnes: c’est celle de la liberté, de la dignité et du droit de parler sans peur.

Et dans le silence du couvre-feu, cette question résonne un peu plus fort chaque nuit.

 

 

 

Par Annelie, notre correspondante à Dar es Salaam, en Tanzanie


IZINDI NKURU

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